En Algérie, «même les mairies s’achètent»
19 décembre 2012 à 22:06
Dans l’attente de Hollande et Bouteflika, hier à Alger. (Photo Reuters)
REPORTAGE Liberté de la presse en trompe-l’œil, corruption généralisée : militants et intellectuels progressistes dénoncent un pays bloqué.
«L’Algérie est une démocratie spécifique. Les garanties, par exemple, sur les libertés de la presse, ne sont pas assurées», assure Khelil Moumène, secrétaire général de la Ligue algérienne des droits de l’homme (LADDH), qui poursuit : «Il y a des journalistes totalement libres et qui montrent chaque jour un grand courage, mais cela ne signifie pas que la presse l’est. Il y a celle qui tape sur le président, celle qui le défend, celle qui défend l’armée, celle qui est aux mains des services secrets, etc.», explique-t-il.
Pour ce journaliste algérien, qui tient à garder l’anonymat, «les affaires de corruption, les affaires concernant les marchés publics truqués, ou les élections volées ou truquées, donnent l’illusion d’une liberté gagnée. Mais c’est autre chose de pousser les investigations. Il y a un moment où une frontière invisible, le fameux fil rouge à ne pas dépasser, se dresse, et qui fait que les enquêtes s’arrêtent, n’aboutissent pas, s’enlisent».
Pour l’avocat Mokrane Aït Larbi, ténor du barreau et ancien membre de la LADDH, l’Algérie présente une façade très convenable. Bien éclairée, mais avec des lumières qui fonctionnent bizarrement : «Effectivement c’est une assez belle façade, l’Algérie. Mais derrière, concernant le respect des droits de l’homme, on est très loin du compte. Le pouvoir se met lui-même en devanture sur ces deux jours mais la situation dans les faits n’est pas différente de la situation du temps de l’état d’urgence : il faut toujours une justification préalable pour manifester. Impossible d’organiser une marche à Alger par exemple. Et surtout, il n’existe plus de contre-pouvoirs.»
Steppe. Où sont-ils ? «Evaporés, dissous, mangés par la corruption», prétend Yacine Zaïd, militant de la LADDH et blogueur. Pour ce dernier, la démocratie algérienne est une steppe aride : «L’opposition ne joue plus aucun rôle. Les partis islamistes ont été eux aussi corrompus.» Il dresse un parallèle entre«l’Algérie et la Russie. Il y a eu la fortune des généraux algériens, qui n’est un secret pour personne, mais celle qui est en train de se constituer autour de certains oligarques protégés du pouvoir est considérablement plus importante».
Le plus grave, selon Yacine Zaïd, c’est que la base de la corruption s’est élargie à la majorité de la société. «Cette gangrène est donc un système de gouvernance», assure le militant. Pourtant l’Algérie s’est dotée, après l’indépendance, d’un code des marchés censé établir des règles strictes d’attribution : «Dans les textes oui, mais dans les faits, c’est autre chose. C’est vrai que des marchés publics corrompus existent partout, mais ici en Algérie, cette corruption s’est tellement étalée qu’elle a gagné la classe politique, puisque même les mairies s’achètent aujourd’hui.»
La publication de très haute tenue Naqd (Revue d’études et de critique sociale), conduite par l’historien Daho Djerbal, a publié il y a deux ans un numéro consacré à la corruption et à la prédation. Dans un chapitre intitulé «Corruption et stratification sociale», l’essayiste et économiste Ihsane el-Kadi écrivait que la corruption n’est pas une déviance des conduites marchandes en Algérie : «Elle est le combustible qui a produit une classe de possédants en une génération. […] La fonction corruptive a évolué. Elle n’a plus besoin d’être le démiurge du capitalisme algérien : elle en devient la norme […].»
Pour Khelil Moumène, la population ne prêterait plus aucune attention à ses élites qui jouent la valse à millions devant une population désabusée : «Les tabous ont sauté. Untel a vendu son poste ou a touché tant en dessous de table. Les gens disent : "Ah bon", puis passent à autre chose. Ce qui fait que l’Etat lui-même est totalement fragilisé. Se rend-il simplement compte qu’il s’enfonce dans un puits sans fond ? Où est sa voix ? Sa légitimité ?» enrage-t-il.
Rente. A écouter un avocat, qui demande à ne pas être cité, les racines de la corruption sont tellement fasciculées «qu’il est aujourd’hui impossible d’en venir à bout». Se dessine donc une Algérie assise sur sa rente, prisonnière d’un système profondément corrompu. «Un pouvoir qui n’assume qu’une légitimité gagnée par les armes contre l’ancien colon et contre le terrorisme. C’est un système perdu. On a beaucoup dit qu’il tenait grâce à une intelligence perverse et manipulatrice. C’est lui faire honneur. Il tient parce qu’il corrompt, soudoie, déverse un argent fou pour faire taire la moindre contestation et dit : "Votez pour moi ou alors le chaos." Comprenez le retour du terrorisme.»
Pour Yacine Zaïd, «un changement ne pourra être que pacifique, car le pays est toujours meurtri par les 200 000 morts de la décennie terroriste. On n’est pas en Tunisie, et faire descendre dans la rue grâce à des appels sur les réseaux sociaux n’a aucune chance d’aboutir», estime le blogueur militant. Et de conclure : «Il faut que cela se fasse pacifiquement car en face, ceux qui veulent garder le pouvoir ont une autre férocité que Bachar al-Assad. Les Syriens sont des enfants de chœur à côté des nôtres…»
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