Retour en Kabylie après le meurtre d'un jeune manifestant.
8 décembre 1998 à 18:57
- «Pourquoi Hamza est mort?» A Tazmalt, tout le monde connaît le coupable. Mais le village se tait""
Tazmalt, envoyée spéciale.
Tazmalt est un village hanté. Dans ce huis clos de maison de guingois qui escaladent la colline, un meurtre a été commis en plein jour, devant la moitié du village, y compris les gendarmes. Cinq mois plus tard, aucune arrestation ni inculpation n'ont été faites. «C'est le principe même du roman policier à l'algérienne», explique un juriste. «Tout le monde sait qui est l'assassin mais l'histoire consiste à tout faire pour éviter de tomber dessus.»
C'était le 28 juin 1998. Ils étaient bien une centaine et presque tous avaient une pierre dans la main, au coin d'une rue de Tazmalt. Trois jours plus tôt, le chanteur berbère Matoub Lounès a été assassiné à moins de 50 km de là et, un peu partout dans la région, des émeutes spontanées de jeunes gens ont éclaté. Il est dix heures du matin, dans le quartier haut, lorsque Hamza Ouali salue son père Mustapha avant de rejoindre les manifestants: «Ici, chaque fois qu'il existe quelque chose de bien, comme Matoub, il faut que ce soit détruit. Nous sommes comme des gens qui ont soif. Nous approchons la bouche du robinet ouvert, nous nous apprêtons à boire et soudain quelqu'un coupe l'eau par derrière. On n'en peut plus.» Hamza Ouali, 17 ans, est lycéen.
Une rafale. Un groupe de jeunes gens venus de tout le bourg arrive à 300 mètres de la Daïra (le siège de la sous-préfecture). Là se sont regroupés quelques notables, une cinquantaine de gendarmes, un escadron antiémeute. Dans la chaleur qui monte, les miliciens du village trottinent comme des cantinières, apportant à boire aux gradés. Une voiture Lada grise traverse bruyamment la poussière. Elle s'arrête à la hauteur des uniformes. En sort Smaïl Mira, 45 ans, président de l'Assemblée populaire communale (APC, la mairie), chef des civils armés, l'homme le plus puissant de Tazmalt. «Je l'ai vu attraper la Kalachnikov d'un des gendarmes puis la porter à sa hanche, braquée vers le tas. Le tas, c'était nous», se souvient un jeune manifestant. On entend une rafale. Hamza Ouali s'écroule. Entre la panique et l'émeute, la foule semble devenue folle. On entend des cris: «Smaïl Mira, assassin.» Mains ostensiblement en l'air, un gradé de la brigade locale s'approche des manifestants. «Vous savez qui a tué, la famille sait qui a tué et nous savons qui a tué. Mais je vous en supplie, revenez au calme.»
Depuis, le dossier d'instruction somnole. «En Algérie, la peur est devenue une façon de penser», commente un avocat. «Toute notre société s'est construite là-dessus, le raisonnement, les comportements, le langage.»
Ne fût-ce que pour prononcer son nom, les voix baissent. En pleine conversation, on se retourne pour voir s'il n'aurait pas surgi, par on ne sait quelle magie. Mais non, personne, un vide avec des réverbères, superbes, incongrus, plantés en rangs serrés comme dans un verger. Incongrus, ils sont partout, illuminant même en plein soleil la poussière de ruelles en torsade. «Ces réverbères, vous verrez, ils sont devenus une obsession ici», lâche un passant.
«Lampadaires». Smaïl Mira, lui, est invisible. Dans la salle d'honneur de la mairie, son état-major offre des sodas d'un air désolé, répétant une nouvelle fois qu'«il est en mission, impossible de le rencontrer». Lorsqu'on parle de lui, les doigts se tendent avec précipitation vers la fenêtre. «Vous ne voyez pas, là, sur la chaussée?» Chacun hoche la tête. «Mais si, les lampadaires.» «Il n'y a pas pareil éclairage public dans toute la willaya (préfecture). Moderne, prestigieuse», s'émeut un autre notable. Ils sont prêts à en parler des heures, dissertent, se congratulent. Mais Smaïl Mira a-t-il tué le jeune Hamza Ouali? Il y a d'abord un silence. Puis, tous en même temps, les notables s'exclament, se frappent la poitrine, rivalisent de rire sonores. Ils ont bien entendu quelque chose. «Mais c'est faux. De la jalousie. On veut lui prendre la mairie.» «Ou les lampadaires.»
Smaïl Mira, c'est d'abord une gloire en héritage, celle du fameux commandant Mira, héros impitoyable pendant la guerre de Libération. La photo du cadavre paternel criblé de balles sert d'ex-voto dans la voiture du fils. L'histoire en étendard, la violence pour légende, Smaïl Mira se pose lui aussi en dur. «Etre un enfant de Chahid (martyr de l'indépendance) sert de clé à toutes les portes. C'est une espèce de privilège, de légitimité incontestée, peut être le seul consensus qui existe en Algérie. Tout le monde a voté pour lui et même les autres candidats étaient d'accord quand il s'est présenté la première fois», se souvient l'un d'eux. C'était en 1985, du temps du parti unique. En 1991, après l'annulation des élections remportées par le Fis (Front islamiste du salut) et l'instauration de l'état d'urgence, les autorités nomment directement les responsables communaux. A Tazmalt, Smaïl Mira, sans étiquette, est maintenu à la tête de la commune. «Désormais, il était clair pour nous tous qu'il avait le soutien du pouvoir et des amis au plus haut niveau», raconte un commerçant. «En Algérie, cela veut dire: tu peux tout faire.» La période s'y prête, sanglante, confuse.
Réseaux d'influence. Même si Tazmalt, comme l'ensemble de la Kabylie, est relativement épargnée par les violences, l'ombre du conflit obscurcit tout et permet le reste. Partout dans le pays, les mairies se sont mises à gérer la distribution des anciens biens d'Etat, terres communales, patentes commerciales, logements. Sans contrôle ni recours, tout transite par les réseaux d'influence de l'APC de l'obtention d'un prêt bancaire à l'attribution d'une allocation jeunes , un pouvoir énorme dans un pays en proie à une crise économique sans précédent. «Mira a commencé à construire son royaume là-dessus. Il y avait ceux qui étaient servis et les autres faisaient les esclaves», dit un jeune chômeur. «Et lui, pendant ce temps, il fait des lampadaires pour son orgueil, comme un voile sur notre misère.» «Gants de sniper». La naissance des «patriotes», ces milices de civils organisées et armées par les autorités à partir de 1994, va redonner des Kalachnikov et des troupes à ceux qui tiennent déjà la vie locale. L'ère de seigneurs de la guerre vient de sonner. Le fils du commandant Mira s'y trouve à merveille, lui qui arpente en treillis les rues de terre beurrées d'une fine couche de goudron. Il s'arrête parfois devant un groupe, accoudé contre un mur. Salue un puissant, ignore les autres. A la tribune des meetings, il pose son arme devant lui. Parfois, il porte des gants. «Des gants de sniper», disent les enfants.
Mais, dans cette région, traditionnellement hostile au pouvoir central, le recrutement des miliciens patine. «A ce moment-là, il s'est passé de drôles de choses à Tazmalt, poursuit un commerçant. Alors qu'il n'y avait pas de terrorisme ici, des habitants ont commencé, par exemple, à recevoir des lettres de menaces, signées de groupes islamistes fantaisistes. J'en ai personnellement eu une. Je n'ai pas réagi.» Selon lui, quelques patriotes goguenards sont alors venus lui annoncer que «s'il [lui] arrivait quelque chose, ce ne sera pas [eux].» Le commerçant poursuit: «Beaucoup de menacés ont paniqué: ils sont allés chercher des klash (Kalachnikov) et se sont enrôlés pour le maire. Maintenant, un va-nu-pieds devient quelqu'un avec un fusil. Les armes sont devenues un statut social.»
Places fortes. Aujourd'hui, Smaïl Mira se flatte d'avoir plusieurs centaines d'hommes sous son contrôle et de verrouiller une des ces places fortes qui, de Bejaia à Dellys, ceinturent cette Kabylie rebelle de miliciens favorables au pouvoir. Auprès de ses amis de la capitale, Smaïl Mira décrit volontiers Tazmalt comme sa «République», où rien ne lui échappe. «Ici, la loi existe bien mais elle s'appelle Smaïl Mira», dit un restaurateur. «Face à cette toute-puissance, on se sent bafoués au fond de nous-mêmes. On est si petits: comment pourrions-nous songer à nous révolter? Comment pourrions-nous imaginer parler de ce qui s'est passé pour le fils Ouali? Nous sommes devenus des hommes que nous ne reconnaissons plus.» Il s'énerve. Se tourne vers la rangée de lampadaires. «Quand j'en peux plus, je leur parle à eux: bande de salauds, je vous hais.»
Devant la maison des Ouali, entre les chapelets d'ail et la cage aux perruches, flotte une banderole: «Hamza, martyr de l'Algérie». Le vent, qui dévalle la montagne, l'a saupoudrée d'une poussière jaune et fine, comme des épices. A l'intérieur, le salon s'est fait mausolée où une photo de l'enfant mort, la même reproduite à l'infini, sourit fixement aux visiteurs. Quelques heures après le décès, le téléphone a sonné sur la petite table près du hangar. Une voix a dit: «Maintenant, votre fils, il est mort. Qu'est ce qu'on fait?» Mustapha Ouali, le père, n'a pas eu besoin de demander à son interlocuteur de se présenter. Qui ne reconnaît pas Smaïl Mira, à Tazmalt, surtout chez les Ouali? Dans l'échiquier des tribus, ce jeu d'alliances et de rivalités qui quadrille chaque village algérien, les deux familles sont en effet liées. «Pour régler des comptes dans son propre clan, il faut être ou bien très chaud ou bien très puissant. Alors, on prend un fusil», dit un villageois. «Mais, les Ouali n'avaient pas les moyens d'une vengeance. Dans ce cas-là, on négocie, sinon on reste seul, hors de tous les clans, et c'est terrible.» Au maire, mis en cause par la rue qui scande son nom en escortant le cadavre de son fils, Mustapha Ouali répond alors au téléphone: «On fait comme vous voulez monsieur Mira, vous avez ma confiance. Je vous confie mon coeur.»
Moitié de visage. En répétant la phrase, aujourd'hui, le père s'embrouille. Qu'est-ce qu'il aurait dû faire? Ou dire? «Qu'est-ce qu'on devient quand son fils est assassiné et qu'on ne peut rien, si ce n'est avoir peur et en même temps honte de cette peur?», dit un voisin. Appuyé par le FFS (Front des forces socialistes, opposition), seul à demander que la justice soit saisie, Mustapha Ouali a fini par porter plainte. Senouci, le fils du voisin rentre chez lui. A 23 ans, il n'a plus qu'une moitié de visage: l'autre a été emporté par la même rafale qui a tué Hamza, le 28 juin. Lui n'a pas porté plainte. «La situation est trop grave, dit-il. Il convient de rester à sa place, c'est tout.» Un de ses amis soupire. «Il faut trop de courage pour parler. Et pour arriver à quoi? Le dossier est bloqué. Mais je le dis en toute humiliation: j'aurais été le gendarme à qui il a pris l'arme, je ne l'aurais pas arrêté non plus. Je serais le juge, je ne l'inculperais pas non plus. On est un peuple maté jusqu'au tréfonds».
Impacts de balles. Au coin de la rue où Hamza Ouali est tombé, des groupes de gamins montrent les impacts de balles sur le volet d'un magasin. En juin, tous étaient «aux émeutes». «A Tazmalt, on est sortis dans les rues comme ça, aussi simplement que le soleil monte dans le ciel. C'était pour Matoub Lounès bien sûr, mais surtout contre le système. Devant, il y a du noir, pas de travail, les familles mangent sur l'argent du vieux père, qui a sa retraite de France. Alors on voudrait que ça éclate, une guerre ou quelque chose, pour en finir. Pourquoi on n'a pas le droit d'être jeunes et de ne penser qu'à nous coiffer devant la glace, comme dans une vraie vie?».
Le premier jour des manifestations, les gamins sont descendus devant l'APC «où tout le mal se passe. On a cassé les lampadaires, c'était bon, comme si on déchirait le visage du maire». Lui n'était pas en ville. Il n'est revenu que le deuxième jour, pour filer directement devant la Daïra vers 11 heures du matin. Un lycéen montre les douilles qu'il a ramassées. «Mais quel était le mobile, pourquoi Hamza est mort? On ne le sait pas et on le sait tous .».