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samedi 1 septembre 2012

Congrès de la Soummam, secrets d'une plate-forme révolutionnaire 1/2 - Guerre d'Algérie


Congrès de la Soummam, secrets d'une plate-forme révolutionnaire 1/2

Congrès de la Soummam, Abane RamdaneIl fallait prévoir la sécurité des grands patrons qui allaient se réunir quelque part en Kabylie. La grande conférence -Abanedisait même congrès- allait s'ouvrir en juillet, pense Si Sadek, ce 15 juillet 1955. Tous les chefs de zone et les représentants de l'extérieur devaient se réunir pour la première fois depuis le déclenchement de la révolution.
Sadek, Si M'hamed, commissaire politique, et Si Chérif, un homme du Sud à qui on avait confié la zone 6 (Sahara), devaient être du voyage. Sadek composa l'escorte: quarante hommes armés et quatre F.M. de protection. Il prévoyait trois semaines de voyage pour gagner l'épaisse forêt qui couvrait les pentes de la chaîne des Bibans où devait se tenir la conférence. Trois semaines pour faire à pied les cent cinquante kilomètres à vol d'oiseau qui séparaient Palestro de Bordjbou-Arreridj, il fallait bien compter cela car sur ces cent cinquante kilomètres il allait falloir passer à travers le tiers de l'armée française. A pied. Et de nuit.
Faire le bilan de vingt mois de révolution, critiquer certaines méthodes employées, en préconiser d'autres et surtout unifier le commandement, tel était le but que s'était fixé Abane en convoquant un congrès.
A vrai dire, l'idée d'une réunion générale revenait aux six Fils de la Toussaint qui s'étaient donné rendez-vous trois mois après le déclenchement. Mais la répression avait été si vive, si efficace, que toutes les liaisons avaient été coupées. Krim, Abane, Ben Khedda, Saad Dahlab et Ben M'Hidi, qui les avait rejoints à Alger, discutèrent longuement des idées directrices qui devaient animer le congrès. Depuis quelque temps, les cinq hommes étaient devenus de véritables chefs de la révolution, mais des chefs politiques. S'ils contrôlaient militairement l'Oranie, la Kabylie et l'Algérois, une partie de l'armée leur échappait: la zone de l'Aurès et surtout la zone 2, où Zighout Youssef et Ben Tobbalse montraient redoutables. Février et mars avaient vu les Constantinois isoler à leur profit tout le massif de Collo jusqu'à Djidjelli. Cette zone était devenue pour eux d'une sécurité totale. Ils avaient récupéré des armes en quantité, jusqu'à des jeeps et land-rovers dont ils ne savaient que faire. Des fermes avaient été libérées et Ben Tobbal avait établi des comités de métayage. Certains villages de colonisation, tel Roknia, avaient été abandonnés par les Européens. La Dépêche de Constantine avait même titré : «Village à vendre». Bref l'autorité de Zighout sur le Constantinois était incontestable.
Il fallait donc que ces deux régions, Aurès et Nord constantinois acceptent la direction collégiale d'Alger. De plus, chacun des cinq chefs désirait profondément que l'on discute en commun des grands problèmes qui se posaient ou allaient inévitablement se poser à la révolution. Les cinq hommes étaient arrivés aux conclusions suivantes:
1. Il faut que les responsables de toutes les zones se réunissent. Le fait même de leur réunion sera considérable car il doit pouvoir permettre un dialogue fructueux sur les méthodes d'organisation. Chacun sortira de son cadre habituel et sera amené à se pencher sur les difficultés de l'autre. On pourra ainsi examiner les différentes formes de pression et les réactions qu'on devrait avoir pour reprendre en main la population ;
2. Il faut établir une plate-forme politique commune à cet ensemble de responsables afin que dans toutes les zones la pensée du Front puisse être véhiculée de la même manière, avec la même doctrine et les mêmes objectifs. Créer sur le plan politique et militaire une unité de commandement. Car, jusque-là, chaque chef de zone avait agi comme au 1er novembre: selon son humeur, son talent, ses qualités de chef. Les résultats étaient excellents dans le Nord constantinois. Et devenaient catastrophiques dans l'Aurès où -les chefs ignoraient la mort de Ben Boulaïd- c'était l'anarchie la plus complète;
3. Sur le plan militaire, il était nécessaire d'établir des frontières entre chaque zone pour éviter des frictions entre chefs locaux. Les limites des zones devaient être fixées sur le plan géographique. Zighout s'était plaint des incursions «expansionnistes» d'Amirouche qui, inlassablement, étendait son territoire et soumettait la population par des méthodes que réprouvaient formellement les chefs constantinois.
A partir de ces grandes lignes, Lebjaoui, Ouzegane et Chentouf avaient établi les termes d'une plate-forme dont les différents articles seraient à nouveau étudiés et soumis au vote du congrès.
Pour les chefs algérois, il s'agissait également de faire admettre la primauté du politique sur le militaire et de l'intérieur sur l'extérieur, sujets qu'Abane, à qui beaucoup reprochaient de se laisser griser par la puissance acquise à Alger au cours des derniers mois, estimait essentiels. Il comptait beaucoup sur l'aide de Ben M'Hidi pour l'emporter.
M'Ben Hidi, l'un des six chefs du 1er novembre, s'était tout de suite entendu avec Abane. Les deux hommes avaient sans nul doute la plus forte personnalité de l'état-major du Front. En outre, ils possédaient l'un comme l'autre une culture politique bien supérieure à.celle de Krim, de Zighout ou d'Ouamrane. Mais là s'arrêtait leur ressemblance car autant Abane était fort, caustique, exclusif, expéditif dans ses jugements comme dans ses décisions, autant Ben M'Hidi était calme, tranquille, apaisant, réfléchi.
Capable de risquer sa vie avec autant de courage et de détermination que le chef de commando le plus efficace, Ben M'Hidi préférait parler, démontrer, convaincre. C'était l'idéaliste révolutionnaire, le politique, le théoricien. Abane, lui, mêlait sans cesse la politique à l'action. Plus Abane était fracassant, plus Ben M'Hidi était raisonnable. Pour lui, toute action devait être justifiée par un but politique. Il était persuadé que l'action politique apporterait la victoire et il négligeait les supports militaires.
Cet homme au physique fluet, à la voix douce et posée, était animé d'une foi profonde. C'était un socialiste convaincu et il voulait profiter de ce congrès pour faire admettre aux militaires la suprématie de l'action politique.
Respecté par tous comme chef historique, il va être le tampon entreAbane et certains militaires qui supportent difficilement les excès de langage et les jugements sans appel du chef algérois. Il sera le véritable animateur de ce congrès préparé par Abane et qui va se révéler comme l'événement le plus important de l'histoire du Front puisqu'il donnera à la révolution algérienne les bases politiques et le cadre militaire qui lui manquaient jusque-là.
Le 3 juillet, près de Z'Bar-Bar, la caravane d'Alger qui comprenait Ouamrane, AbaneBen M'Hidi, Sadek et Si Chérif avec leurs quarante hommes d'escorte s'était fait accrocher par un bataillon français. Pour la première et unique fois de la révolution, les deux «politiques» Abane etBen M'Hidi avaient fait le coup de feu. Il n'y avait pas eu de casse. Sous la violence de la riposte, les Français, croyant avoir à faire à une katiba, s'étaient repliés. Le calme revenu, le chef d'escorte et Sadek avaient reproché aux chefs d'avoir pris part à l'action.
«Vous n'êtes pas là pour ça. Il faut arriver à la Soummam entiers!»
Le 7 juillet, près de Bouïra, nouvel accrochage. Là, Ouamrane avait été touché au mollet gauche. On avait perdu Ben M'Hidi, qui ne connaissait pas la région kabyle. En outre, le commando et les chefs étaient en uniforme et les gens du douar Bounouh, près du Djurdjura, les avaient pris pour des goumiers et avaient refusé de les recevoir! Il avait fallu se faire reconnaître. On avait récupéré Ben M'Hid qui avait gagné comme il avait pu le village où la troupe avait fait halte pour le dîner.
Quelques heures plus tard, au douar Beni-Mélikèche, dans la région de Tazmalt, la caravane algéroise fit sa jonction avec les Kabyles : Krim,Amirouche et Mohammedi Saïd. Il fallait gagner la zone des Bibans, lieu de rendez-vous fixé aux Aurésiens et aux Constantinois.
Le 22 juillet à la nuit, le congrès de la Soummam faillit se terminer avant d'avoir commencé. La caravane comptait maintenant deux cents hommes. Lors du passage de la ligne de chemin de fer Bouïra-Bougie, les chefs F.L.N. tombèrent sur une embuscade de routine tendue par des rappelés. Pas question de faire face. Les chefs se sauvèrent à toutes jambes, laissant le commando d'Alger et ceux d'Amirouches'expliquer avec les Français. C'est au petit jour, lorsque les rescapés eurent gagné la forêt des Bibans, qu'on s'aperçut de la catastrophe: le mulet qui transportait tout le secrétariat de la future conférence et 500 000 anciens francs avait été pris de panique et s'était sauvé au galop! On apprendra plus tard que ce mulet volé par le F.L.N. à des goumiers de la région avait regagné directement sa caserne à Tazmalt, apportant à domicile aux services de renseignements français l'annonce d'une conférence dès plus importantes, le nom de ceux qui allaient y participer, la date fixée: 30 juillet, le double des invitations lancées aux chefs de chaque région et toute la documentation nécessaire à l'établissement d'une plate-forme politico-militaire de la plus haute importance! Seul le lieu de la rencontre manquait. Immédiatement, le général d'Elissagaray monta une gigantesque opération ratissage dans toute la région des Bibans.
Lorsqu'ils s'étaient aperçus de la catastrophe, les chefs F.L.N. avaient décidé de changer le lieu où se déroulerait le congrès. On choisit de se réunir au-dessus d'Ighzer-Amokrane, au pied du Djurdjura, au cœur d'une zone tenue par les 1 500 hommes d'Amirouche chargé de la sécurité générale du congrès. Celui-ci envoya Kaci, son adjoint, à la rencontre de ZighoutBen Tobbal et du commando constantinois pour les aviser du changement imposé par les circonstances. La réunion se tiendrait en pleine montagne pour éviter l'opération d'Elissagaray. « S'ils ont saisi le mulet, prédit Amirouche, on va assister à un beau feu d'artifice.»
L'opération se déroula sous leurs yeux le 31 juillet. Ils eurent ainsi confirmation que l'armée française avait bien récupéré le «secrétaire deKrim Belkacem»!
Elissagaray avait engagé la 7e D.M.R. tout entière dans une opération de grande envergure. Un véritable barrage de chars délimita la région comprise entre la Soummam, les Bibans, la route de Sétif et de Bougie. Puis, guidée par des fusées lumineuses, l'aviation «arrosa» le périmètre avant que l'armée se mette en marche. Un filet aux mailles infranchissables s'était refermé sur la région. Si les renseignements étaient exacts, les chefs rebelles n'en sortiraient pas. La 7e D.M.R. livra plusieurs combats violents car les hommes des commandos d'Amirouche qui n'étaient pas affectés à la sécurité des membres du congrès harcelèrent certaines unités isolées. Le bilan publié par la 7e D.M.R. fut lourd : «40 rebelles tués. 10 capturés ainsi que 200 suspects. 13 militaires français tués, 10 blessés. »
Amirouche de son côté assura aux participants au congrès qui avaient assisté au combat depuis les collines voisines, à 2 km au-delà du barrage de chars, qu'il n'avait pas eu de pertes importantes.
Il avait attaqué pour que la 7e D.M.R. trouve l'adversaire espéré vers le sud et qu'elle n'ait pas l'idée de poursuivre son opération vers le nord, où allait se tenir la conférence.
C'est sur la lisière de cette opération que tombèrent les Constantinois avertis par Kaci du changement de rendez-vous. Zighout et Ben Tobbaljouèrent à cache-cache pendant une semaine avec quelques unités isolées et récupérèrent même un F.M. sans perdre un homme.
Le 2 août 1956, les Constantinois faisaient leur jonction avec les Algérois et les Kabyles.
Le soleil faisait éclater le Djurdjura dont les pentes venaient se perdre à quelques centaines de mètres derrière la maison forestière d'Igbal appartenant à Saïd Mohamed Amokrane, dit Maklouf, un militant du village d'Ighzer-Amokrane. Contacté en pleine nuit par les hommes d'Amirouche, il avait conduit à l'aube la caravane des chefs sur une piste défoncée. La piste était mauvaise, pierreuse, glissante. Le pied y trouvait difficilement un appui sûr, mais elle avait l'avantage d'être invisible de la route nationale, cachée par une double rangée d'eucalyptus dont les branches qui pendaient mollement faisaient un rideau opaque et bruissant.
Après cinq kilomètres, les chefs en marche rencontrèrent les premières sentinelles postées par Amirouche. Le responsable de la sécurité avait dû transformer en quarante-huit heures tout le dispositif prévu pour la forêt des Bibans et replier ses 1 500 hommes sur la région d'Igbal, où se déroulerait la conférence.
Lorsque la caravane arriva à la maison forestière les hommes se laissèrent tomber sur l'herbe qui bordait le chemin. La maison comportait trois pièces. Un rez-de-chaussée où déjà la femme de Makiouf et deux de ses filles préparaient du café, des galettes, des piments et des figues pour les chefs de la révolution, et deux pièces au premier étage dont les fenêtres à volets verts s'ouvraient sur un balcon sans rambarde.