Dans tout le Maghreb, la revendication culturelle berbère connaît un nouvel élan depuis les soulèvements populaires de 2011. Certains y voient une digue contre les modèles politico-religieux venus d’Orient.
C
’est peut-être un autre printemps, à l’ombre des bouleversements qui refaçonnent l’Afrique du Nord. De Casablanca à Tripoli, le Maghreb se redécouvre berbère. Trente-trois ans après le printemps berbère d’Algérie, c’est à l’Est que se joue ce réveil culturel. Dans la Libye post-Khadafi, les Amazigh (10% de la population) sortent de l’ombre et demandent la reconnaissance officielle d’une culture et d’une langue longtemps réprimées. En Tunisie, où l’idiome s’est plus perdu qu’ailleurs (il n’y aurait plus que 150 0000 locuteurs, principalement dans le sud), les jeunes générations tentent de se le réapproprier. Depuis la chute du dictateur Ben Ali, d’innombrables associations ont vu le jour. Même les non locuteurs revendiquent l’héritage berbère comme une composante irréductible de l’identité du pays. « Avant la révolution, nous ne pouvions pas nous exprimer, afficher notre identité, c’était mal vu des autorités. La langue n’était plus parlée que dans les maisons, presque clandestinement », résume Mohamed Khalfallah, un habitant de Gafsa, membre fondateur de l’Association tunisienne pour la culture amazigh. Lors du Forum social mondial de Tunis, fin mars, les ateliers consacrés à la question berbère ont attiré une foule nombreuse et suscité des débats passionnés. Là, des enjeux proprement politiques ont affleuré. Avec l’idée que ce mouvement de réappropriation culturelle pourrait opposer, en Afrique du Nord, une digue aux modèles politico-religieux venus d’Orient. Pour Salem Chaker, professeur à l’Université d’Aix-Marseille, spécialiste de linguistique berbère, ces mutations culturelles sont l’indice de profondes transformations politiques. « Malgré les apparences, le Maghreb arabe, c’est fini. Il y a un échec historique de l’idéologie panarabe et même si on ne le perçoit pas encore, des idéologies islamistes. Même chez les arabophones, ce modèle du panarabisme est condamné, car il n’a apporté que la répression et l’échec socio-économique généralisé. Quant aux islamistes parvenus au pouvoir, ils n’offrent, dans un contexte de crise, aucune perspective de progrès social », analyse-t-il.
En Lybie, la demande d’officialisation de la langue Amazigh dans la future constitution alimente de vifs débats. « Alors que nous avons apporté une contribution décisive à la chute du régime de Kadhafi, la reconnaissance officielle de notre langue divise le Parlement. Dans les faits, ils ne sont pas prêts à reconnaître nos droits, notre culture », redoute Mohamed Bagoush, un Berbère de Zouara, ville côtière du nord est-libyen. Longtemps marquées par la méfiance et la répression, les relations entre les berbères de l’Adrar n’Infusen (au nord-est) et le pouvoir central pourraient à nouveau se tendre, alors que planent de sévères menaces sur l’unité libyenne. Surtout si le contentieux culturel et linguistique se double de tentatives d’uniformisation religieuse. Comme les Mozabites d’Algérie, la majorité des berbères de Lybie sont des Ibadites : ils appartiennent à un courant minoritaire, hétérodoxe de l’Islam, distinct du sunnisme et du chiisme. « Cette communauté très structurée revendique aussi la reconnaissance de sa spécificité religieuse, ce qui la pousse, curieusement, vers des positions laïques, garantes à ses yeux du pluralisme religieux », explique Salem Chaker.
Au Maroc, où la revendication culturelle berbère est plus ancienne, le Palais, conscient de sa charge subversive, a pris les devants, après le mouvement du 20 février, qui avait vu fleurir des banderoles en tifinagh, l’alphabet amazigh. Dès l’été 2011, la nouvelle constitution censée désarmer la contestation sociale et politique consacrait la reconnaissance officielle de la langue amazigh, que parlent 40% des Marocains. Une ouverture contrôlée, puisque la loi fondamentale renvoie à d’hypothétiques lois organiques.
Paradoxalement, en Algérie, berceau du mouvement culturel berbère, ce mouvement populaire profond, porteur de revendications démocratiques fortes, a semblé s’essouffler ces dernières années. En Kabylie, la sanglante répression du printemps noir de 2001 reste dans toutes les têtes. La région demeure marginalisée sur les plans social, économique, culturel. À 100 kilomètres de la capitale, elle est livrée à l’insécurité qu’y sèment bandes criminelles et islamistes armés. Dans les cercles officiels, on ne manque jamais une occasion de s’effrayer des « périls sécessionnistes » qui guetteraient le pays. Plusieurs milliers de personnes sont toutefois descendues dans les rues de Tizi Ouzou le 20 avril dernier pour commémorer le Printemps berbère, « Tafsut imazighen ».« En Algérie, les contradictions sont très anciennes, très violentes. Le pays est encore traumatisé par la violence extrême des années 90. En Kabylie, le printemps amazigh de 1980 a ouvert un cycle de révoltes durement réprimées, qui ont fini, chaque fois, en queue de poisson. C’est vrai aussi pour les luttes sociales, les revendications féministes, que la forte capacité de reproduction du système a réussi à user. La population est fatiguée. Mais ce pays reste un volcan non éteint », constate Salem Chaker.
Dans tout le Maghreb, ce nouvel élan de la revendication berbère se double d’une grande aspiration à l’unité. « Les langues et la culture amazigh sont la colonne vertébrale qui peut unir l’Afrique du Nord », résume Khadija Ben Saidane, présidente de l’association des Amazigh de Tunisie. Cette nouvelle Afrique du Nord, les Berbères l’ont déjà baptisée. « Tamazgha », la terre des hommes libres.